Sommaire du DJPLM en ligne


1. Préface
2. Introduction

Il faut une loi

3. Les messageries pendant la guerre
Les messageries à l'heure allemande
Paris est libéré
Vie et mort des MFP (1945-1947)
La naissance de l'Expéditive
4. Le dossier Hachette
Hachette en accusation
Le monopole des bibliothèques
Le monopole des messageries de presse
Un monopole, oui, mais pas n'importe lequel
Un projet MRP
Batailles d'affiches
5. Le vote de la loi Bichet
A l'assemblée, des débats de qualité
Robert Bichet : un ingénieur tombé en politique
Pieuvre verte contre pieuvre rouge
L'ombre d'un patron
6. Une bonne loi
Un modèle d'économie mixte

Reconstruire (1947-1952)

7. Fondations
8. Les hommes d'Hachette
Le goût de la discipline
Une organisation taylorienne
Raoul Bouchetal : l'homme de confiance
Guy Lapeyre : le directeur général
9. A peine votée, déjà tournée?
Le 111 rue Réaumur revient à son propriétaire
Hachette achète France-Soir
Les messageries dans la tourmente
Le pouvoir du directeur général
10. Les éditeurs s'approprient la loi
Henri Massot : l'homme des fondations
La naissance d'un groupe de pression
Le barème ou la garantie de l'impartialité
Un outil de pilotage de la presse
L'intervention en cas de conflit
11. Un contrat, des principes
La bataille pour l'exclusivité
Une organisation centralisée et parisienne
Le modèle du quotidien
Le bel outil (1953-1956)
12. Une presse aux ambitions nationales
Une presse meurt, une autre naît
Des quotidiens encore fragiles
La naissance de la presse magazine
Une distribution moderne
13. La conquête de l'espace intérieur
Sur le territoire de la PQR, la carte à la main
Abolir les distances
Dans les trains spéciaux
Les premiers plans antigrèves
14. Tempête dans le réseau
Il n'y a plus d'argent dans les caisses
Antoine Pinay déclare la guerre à l'inflation
Vers la grève des diffuseurs?
Le premier réseau de vente moderne
"Pousser la vente des journaux"
La France des consommateurs
Le bureau de propagande
La fin du colportage
15. La mécanographie triomphante
L'esprit papier
16. L'anniversaire

S'adapter à un nouveau produit (1957-1967)

17. La montée en puissance des publications
Les entrepreneurs de presse choisissent les publications
Entre le marketing et la prison…
L'outil des quotidiens au service des publications
18. Engorgements, retards…
Des craquements partout
Les départs vont à la Villette et au Charolais
Après les trains, les avions
19. Des invendus aux systèmes d'information
Mesurer, comprendre…
Les éditeurs ne veulent pas être pénalisés
Une informatique de production
Guy Lapeyre demande à être convaincu
La première application : les kiosquiers de Paris
Les qualités d'un pionnier
20. La chute de Guy Lapeyre
Une grande entreprise, une structure de PME
L'homme de l'ombre
La lutte pour la succession de Meunier du Houssoy
Guy Lapeyre démissionne

Les années réflexe (1968-1984)

21. Henri Breton ou la rigueur
Un polytechnicien réorganise l'entreprise
Breton, l'étranger
22. Des éditeurs plus exigeants
La distribution coûte trop cher
En finir avec l'obscurité et le silence
Des années difficiles
Profil bas
23. Un nouveau directeur général : Jean Bardon
L'hypothèse Sauvageot
Jean Bardon, le diplomate
L'élu des cadres, l'homme du réseau
La stratégie du judoka
24. Les NMPP investissent
Les difficultés d'Hachette
Une modernisation radicale de l'outil logistique
Rungis : une mécanisation trop ambitieuse
25. L'aventure du facsimilé
Hersant lance le facsimilé
Les NMPP créent un réseau de facsimilé
26. La découverte de la fonction commerciale
Les forces du changement
La fonction commerciale
La création des S.A.D.
La direction commerciale trouve à qui parler
27. Social : le choix du compromis
1968 ou l'émancipation
Ils reviendront tout au long des conflits des années 70.
Sous le regard de la pendule
5 fois mieux que Grenelle
Un syndicat en position de force
Une grève contre la nomination de trois cadres
L'organisation du travail au cœur des conflits
Pas de monopole de l'embauche, mais…
Jean Hamon ou l'art du compromis
Une tentative de normalisation (1985, 1991)
28. Jean Bardon meurt, Etienne-Jean Cassignol arrive
Des semi-conducteurs à la distribution
29. Autre monde, autres défis
La fin de l'inflation
Un espace européen de la lecture
La presse se modernise
30. Une vision pour l'entreprise
L'arrivée de ce "manager à l'américaine" n'enchante pas tout le monde.
Une approche stratégique
Une remise à plat
Flux physique, flux informationnel, flux financier
Une organisation pour piloter
Une révolution culturelle
31. 1989 : l'année de tous les conflits dans la presse
Une nouvelle politique sociale
32. Espaces du futur
Espace Diderot
Espaces de clarté

33. Demain? (Conclusion)

1. Préface

(version du 23/01/92)

L’histoire des entreprises est une discipline nouvelle, à cheval sur l’histoire académique, savante, le journalisme, elle utilise de l’une et de l’autre, flirte parfois avec l’hagiographie et n’est vraiment intéressante que lorsqu’elle éclaire notre environnement économique.

Toutes les entreprises sont intéressantes pour leurs collaborateurs, leurs clients et leurs fournisseurs. Certaines le sont aussi pour un public plus large. C’est le cas des Nouvelles Messageries de la Presse Parisienne. Cette entreprise est tout à la fois très connue (qui n’a vu une fois au moins son sigle sur un journal, un camion ou un wagon?) et secrète. On la devine puissante, elle l’est effectivement, mais ce n’est qu’en entrant dans le détail de son histoire que l’on découvre son rôle dans l’invention et le développement de la presse d’après-guerre. Qu’elle soit quotidienne ou hebdomadaire, la presse française, est ce que les NMPP qui la distribuent sur tout le territoire l’ont faite.

Ne serait-ce que pour cela, il était intéressant d’écrire son histoire. Mais c’était aussi intéressant à un autre titre. Créées au lendemain de la dernière guerre, les NMPP sont l’une des plus intéressantes illustrations de la différence française dès qu’il s’agit d’économie. Là où d’autres auraient laissé joué les lois du capitalisme, les Français, hommes politiques et professionnels confondus, ont préféré domestiquer le marché et inventer une variété assez rare de ce que l’on appelle aujourd’hui "l’économie mixte" : la coopérative de clients.

- elle est, enfin, un témoin de la modernisation de la France. A travers l’histoire de cette entreprise parisienne qui fut tout à la fois l’une des plus traditionnelles et des plus modernes, se lisent les efforts, les efforts menés par des générations successives de cadres pour créer une entreprise moderne.

Cette entreprise fut aussi l’un des bastions forts de la CGT et du système de levier que le Parti communiste avait mis en place au lendemain de la guerre. A faire son histoire, on voit comment une organisation syndicale peut construire son pouvoir dans les ateliers et devenir le seul interlocuteur des ouvriers face à la direction.

La seconde difficulté est de trouver des sources. Les techniques de l’historien, homme d’archives, de dossiers et de documents gelés ne sont guère applicables dans une institution aussi récente qui n’a pas conservé d’archives. Seules les techniques du journaliste, les entretiens prolongés, et du documentaliste, la consultation systématique de la presse, et la confrontation des unes et des autres permettent de travailler.

La dernière difficulté est de travailler sur un organisme vivant. Les acteurs interrogés sont, pour beaucoup, encore en activité. Ils ont des enjeux, des conflits. Ils vivent l’histoire immédiate, celle qu’ils ont vécue, comme un instrument de pouvoir. Tout le monde n’a pas accepté de me recevoir. Plusieurs éditeurs ont marqué la plus grande réserve devant ce projet. Certains, puissants, ont voulu l’interrompre. Ce furent souvent ceux qui parlent le plus souvent dans leurs discours de la liberté d’expression. Les plus favorables à ce projet furent les cadres supérieurs de l’entreprise qui souhaitaient se mettre en valeur à travers leur société, les plus hostiles les éditeurs qui se méfiaient de toute lumière sur une institution qu’ils savent insolite et donc fragile.

Il faut démêler, non le vrai du faux, mais l’important du dérisoire. Chaque action de quelque importance est revendiquée par les deux partis avec la même force. Hachette a récemment vendu l’immeuble des NMPP, rue Réaumur, dans ce qui fut l’une des plus mauvaises opérations immobilières pour l’acheteur. A qui revient le mérite d’une opération qui rapporta des sommes considérables aux éditeurs? A la direction générale des messageries qui la négocia ? Ou aux éditeurs membres du conseil de gérance des NMPP? A travers ces conflits, c’est de pouvoir qu’il s’agit. Nous y reviendrons longuement.

2. Introduction

Au 111 de la rue Réaumur, au coin de la rue Paul Lelong, il y a un grand, un bel immeuble de six étages. Pour qui le regarde depuis la rue Montmartre, il a l'allure d'un de ces grands navires qui emmenaient autrefois les millionnaires en Amérique. Les messageries de la presse parisienne y sont nées, en 1887. Elles y ont vécu pendant plus d'un siècle. Des fenêtres de son bureau, au troisième étage, le directeur général trône sur ce qui fut le quartier de la presse. Le café où Jaurès fut assassiné en 1914, l'imprimerie de France-Soir, l'administration du Figaro, la salle de rédaction du Parisien Libéré… toute la presse de Paris est là, à quelques encablures.

Le bâtiment est récent. C'est une de ces grandes constructions sans grâce ni charme que l'on trouve dans le Paris qui travaille. Mais il est l'héritier d'une longue et vieille tradition. Il a été construit à l'emplacement même des Messageries Royales, très vénérable institution qui passait, au début du siècle dernier pour la plus recommandable des sociétés faisant profession de transporter voyageurs et marchandises. Dés le début de la Troisième République, des journaux s'y installent, y font leurs expéditions, y préparent leurs envois vers la province.

En un siècle, les messageries de la presse parisienne, ont souvent changé d'identité, de statut mais elles sont restées fidèles à l'intuition de leur fondateur, un cadre supérieur de la Librairie Hachette : Eugène Delesalle. Le premier, il comprit le parti que la distribution de journaux pouvait tirer du groupage de plusieurs colis. Le premier, il vit que l'on pouvait cumuler économies dans le transport et dans la gestion (on disait alors, plus simplement, comptabilité).

Les NMPP dont ce livre raconte l'histoire sont les héritières directes de l'entreprise créée par Eugène Delesalle et devenue, entre les deux guerres, sous la direction de son successeur, René Schoeller, une puissance redoutable. Leurs moyens sont différents, les services qu'elles rendent aux entreprises de presse se sont enrichis, multipliés, mais leur vocation n'a pas varié : distribuer, transporter et vendre, les journaux partout en France et dans le monde. Elles sont nées d'une loi votée en 1947, au lendemain de la guerre, dans une période où l'on redéfinissait toutes les règles du jeu d'une industrie pas tout à fait comme les autres : la presse. Elles se sont développées dans ce que l'on a appelé les trente glorieuses, ont connu, comme beaucoup d'autres, la crise puis le rebond. Elles ont accompagné la presse dans toutes ses évolutions : érosion des ventes des quotidiens nationaux, naissance puis croissance rapide d'une presse hebdomadaire, internationalisation des groupes d'édition…

Faire l'histoire des NMPP, c'est, d'abord, raconter comment des éditeurs et des professionnels des messageries ont su s'associer, au lendemain de la guerre, au service autour d'une mission éminemment politique : la défense de la liberté d'opinion.

C'est, aussi, montrer comment l'outil de distribution que ces hommes ont construit a structuré la presse, l'a aidée à se développer, à être ce qu'elle est aujourd'hui devenue.

La plongée dans 40 ans d'histoire des NMPP éclaire deux des traits distinctifs de la presse française :
- la création, au lendemain de la guerre, et le maintien, depuis, d'une presse parisienne à vocation nationale ;
- le développement fantastique des publications hebdomadaires et mensuelles au début de la Vème République qui a fait de la France le premier consommateur mondial de cette presse.

Faire cette histoire, c'est encore suivre les grandes phases du développement d'une entreprise qui a su être, dés ses débuts, et est restée depuis un pionnier :
- pionnier dans les techniques de vente puisqu'elle a créé le premier réseau national de vente moderne,
- pionnier dans les techniques de traitement de l'information (mécanographie, informatique…),
- pionnier, enfin, dans ce qui est le cœur de son métier : la logistique.

Plus que sur des archives, d'un accès difficile, cette histoire a été écrite à partir de la mémoire vivante de ceux, cadres, employés et ouvriers, éditeurs et dépositaires qui ont bâti cette entreprise et l'ont fait vivre. Les témoignages d'une trentaine d'acteurs directs ont ainsi été recueillis, analysés et rapprochés des documents dont la consultation fut possible : compte-rendu du Conseil Supérieur des Messageries de Presse, des assemblées générales des coopératives, articles publiés dans la presse professionnelle ou, exceptionnellement, dans la presse grand public…

D'une histoire, on attend qu'elle révèle les permanences, qu'elle souligne les continuités. Celle-ci ne manque pas à la règle. Héritière d'une vieille tradition, les NMPP ont longtemps gardé des traits directement venus du passé : qui veut comprendre son organisation, son management, la structure de son réseau doit se retourner sur les messageries d'avant-guerre.

Mais on attend aussi d'une histoire qu'elle repère les ruptures, qu'elle décèle les discontinuités dans un quotidien toujours semblable à lui-même. L'examen de ces documents, l'écoute de ceux qui ont participé à cette formidable aventure, laissent identifier cinq grandes périodes :
- de 1947 au début des années 50, c'est l'âge des fondations : un éditeur, Henri Massot, et un professionnel des messageries, Guy Lapeyre, construisent l'entreprise ;
- de 1953 à 1957, l'organisation héritée des années d'avant-guerre est modernisée : les messageries partent à la conquête de l'espace intérieur français, créent un réseau de boutiques d'avant-garde ;
- dans les premières années de la 5ème République, les NMPP accompagnent le fantastique développement des publications, s'adaptent à ce qui est une véritable révolution ;
- la fin des années 60 s'ouvre sur une crise : les éditeurs, emmenés par Emilien Amaury, le puissant patron du Parisien Libéré, et Jacques Sauvageot s'opposent à la direction générale de l'entreprise. Toute la décennie suivante sera marquée par la volonté du Directeur Général, Jean Bardon, de rétablir cette confiance sans gêner les évolutions d'une entreprise qui évolue rapidement, se mécanise et restructure en profondeur son réseau ;
- dans la dernière période, enfin, celle qui commence au milieu des années 80, le formidable navire d'Henri Massot et Guy Lapeyre prend le grand large sous la houlette d'un nouveau Directeur Général : Etienne-Jean Cassignol. Aux groupes internationaux qui se sont imposés dans le monde de la presse, il propose une entreprise moderne qui offre le plus bel outil de distribution de la presse que l'on puisse trouver en Europe, le plus dynamique et… le plus compétitif.

Les NMPP ont aujourd'hui quitté la rue Réaumur et un quartier que la presse a progressivement déserté. Elles se sont installées, en 1991, dans le 12ème arrondissement dans un immeuble qui privilégie la lumière et la transparence. La géographie de Paris a changé. Les exigences d'une entreprise moderne aussi…

3. Les messageries pendant la guerre

Les NMPP sont officiellement nées le 16 avril 1947, date de la signature d'un protocole entre les éditeurs de presse et la Librairie Hachette, propriétaire des bâtiments de la rue Réaumur et des équipements utilisés pour trier et transporter les journaux.

Comme beaucoup d'autres, en ces périodes troublées, cette naissance est la conclusion d'une longue bataille. Celle qui opposa pendant plusieurs mois la Librairie Hachette, spécialiste du travail de messagerie depuis le début du siècle, et les éditeurs de presse issus de la résistance.

Cette bataille commença à la libération, mais d'une certaine manière, l'histoire des NMPP commence 4 ans plus tôt, en juin 1940.

Les messageries à l'heure allemande

Les Allemands ont engagé, quelques semaines plus tôt, leur offensive contre la Belgique. Dés les premiers jours de juin la bataille parait perdue. Le 12, l'Etat-major donne l'ordre de retraite. Le 13, les messageries Hachette qui avaient le monopole de la presse parisienne cessent toute activité. La direction des messageries quitte Paris, s'installe en province, à Vichy, Clermont-Ferrand et Paulmy, dans l'Indre, où la famille Hachette possède un château. Ne reste à Paris, dans le grand immeuble de la rue Réaumur qu'un cadre supérieur, Fernand Teyssou, et quelques collaborateurs. Leurs instructions sont claires et sans ambigüité : en cas d'entrée des Allemands dans Paris, la "Maison devrait être fermée".

Le 14, Paris tombe. Les messageries sont fermées. Faute de personnel, Le Matin et La France au Travail qui reparaissent aussitôt, ne peuvent être distribués. Les autorités militaires allemandes savent le prix de la presse dans le combat idéologique qu'elles mènent. Il leur faut des journaux et donc un outil pour les distribuer.

Elles réunissent rue Réaumur, le 11 juillet 1940, éditeurs et représentants d'Hachette pour relancer la diffusion de la presse. La réunion n'aboutit pas. Peu importe. Elles réquisitionnent les bâtiments d'Hachette et créent une nouvelle société : les Messageries de la Coopérative des Journaux Français (MCJF). Ils mettent à sa tête un homme qui connait bien Paris et sa presse : le lieutenant Weber, qui fut pendant de longues années le correspondant à Paris de l'agence allemande DNB. Un homme charmant, dit-on, qui n'hésitera pas à intervenir pour éviter le STO (Service du Travail Obligatoire) à ses ouvriers.

Ce bon connaisseur de la presse parisienne a à ses cotés un officier allemand, le lieutenant Geubels, et un journaliste français, Jean Luchaire, qui sera condamné à mort et exécuté en 1946. "De ce jour jusqu'à la libération en 1944, dira plus tard Hachette, les Allemands, les Allemands seuls, dirigent les Messageries transformées par eux en "Coopérative des Journaux… Français"!! à laquelle Hachette est totalement étranger."

En septembre 1940, l'ambassade d'Allemagne prend contact avec le conseil d'administration de la Librairie Hachette. Il lui propose de supprimer les MCJF, de rendre leur liberté aux messageries Hachette en échange d'une participation de 52% d'un groupe allemand.

Le conseil d'administration refuse. Pierre Laval intervient personnellement auprès d'Edmond Fouret, le Président de la Librairie, comme il intervient, au même moment, auprès de Maurice Sarraut, le directeur de La Dépêche de Toulouse, pour racheter son quotidien. Il reprend le projet allemand, mais aménagé : à la Librairie, propose-t-il, 49% du capital de la nouvelle société, à l'actionnaire allemand, 51%. Les dirigeants du groupe refusent une nouvelle fois.

Le 1er mars 1941, l'occupant réquisitionne l'ensemble des installations de la Librairie Hachette. Pierre Laval renouvelle ses pressions. Il convoque, en février 1943, le Président de la Librairie. Il lui remet un mémorandum "aux termes duquel une entente doit être réalisée dans les huit jours pour donner satisfaction aux demandes allemandes, faute de quoi il créera un monopole d'Etat des messageries, en levant ainsi tout espoir aux administrateurs de reprendre leur affaire dans l'avenir." Ce mémorandum est rejeté.

Ces refus répétés vaudront, plus tard, à Hachette quelques rares, mais solides amitiés dont celles d'André Debray, le banquier de la résistance, et de Paul Verneyras :
"Quand nous rencontrions André Debray, qui distribuait l'argent qu'il recevait d'Angleterre, nous lui demandions des nouvelles de toutes les affaires importantes. De Hachette, il nous disait : "ils résistent, ils résistent, ce sont des gens formidables… Les allemands leur ont proposé de racheter 50% de leur affaire en échange de la diffusion de la presse dans toute l'Europe. Ils ont refusé." Je suis un homme simple. Sans les connaître, je les admirais." (témoignage Paul Verneyras)

Pendant ce temps-là, dans la zone libre, les messageries, repliées à Clermont-Ferrand, continuent de fonctionner sous la direction de l'un de leurs dirigeants d'avant-guerre, Guy Lapeyre.

Paris est libéré

Le 19 août 1944, Paris se soulève. On se bat dans les rues. Les résistants chassent les allemands, prennent possession de tous les endroits stratégiques, de tous ceux qu'occupaient la veille encore les allemands. Les parisiens sortent, ils rient, courent, dansent les enfants chantent "Nous les verrons plus, c'est fini, ils sont foutus". Il y a encore sur les toits des tireurs isolés, mais la joie balaye vite la peur. C'est fini. Les occupants fuient, les résistants sont partout. Dans la rue, dans les ministères et les administrations, à la Bourse.

Rue Réaumur, dans ce qui est, depuis la fin du siècle dernier, le quartier de la presse, des groupes armés prennent possession des imprimeries des journaux en application des consignes du Conseil National de la Résistance qui interdisent de publication "tous les journaux qui ont continué de paraître plus de quinze jours après l'armistice dans les territoires qui constituaient pendant l'occupation ennemie la zone nord…"

Les messageries qui transportent les journaux et les distribuent dans toute la France sont, elles aussi, libérées. Leurs équipements sont aussitôt réquisitionnés. Un décret du secrétaire général à l'information, Jean Guignebert, les place sous administration provisoire.

Quelques jours plus tard, une délégation de la presse clandestine se réunit et décide de la création d'un organisme coopératif, les Messageries Françaises de Presse, dont la direction est confiée à un journaliste de talent : Georges Vallois. C'est une création de fait plus que de droit puisqu'elle ne sera officialisée que le 30 août 1945 avec effet rétroactif au 1er septembre 1944. A période exceptionnelle, solutions exceptionnelles.

Boulevard Saint Germain, au siège de la Librairie Hachette, que son conseil d'administration vient de retrouver, on est furieux. Mais que faire?

En quelques heures, la presse a vécu une véritable révolution. Les titres d'hier, compromis dans la collaboration, ont disparu, remplacés par des dizaines de nouveaux journaux. Les plus célèbres s'appellent Combat, Franc-Tireur, Libération… Les revenants sont rares : il y a L'Humanité, interdite en 1939, Le Figaro que Pierre Brisson a repris.

Vie et mort des MFP (1945-1947)

Tous ces journaux sont maigres. Peu de pages, pas de publicité (on dit alors réclame), pas de petites annonces, de programmes de cinéma, rien de ce qui fait aujourd'hui l'essentiel des quotidiens que nous lisons. Mais les lecteurs se précipitent dessus. Il y a en 1945, 26 quotidiens nationaux, 153 quotidiens régionaux qui tirent à 12 millions d'exemplaires. L’année suivante, ils sont plus nombreux encore, 28 à Paris, 175 en province, qui tirent à 15 millions d'exemplaires. Jamais plus on ne verra de tels chiffres.

A l'exaltation des premiers jours succèdent cependant vite les difficultés. On manque de papier. Le ministre de l'information, Pierre-Henri Teitgen, impose aux journaux une réduction de 50% de leur consommation de papier, "soit par réduction de leur tirage, soit par réduction de leur format." Toute la presse se déchaîne. Le lancement d'un nouveau journal, Le Monde, au même moment, suscite un véritable tollé.

On accuse le quotidien de la rue des Italiens d'être l'organe des trusts : "Le nombre de nos lecteurs privés de leur journal ne cesse de croître", écrit Jean Dorval dans L'Humanité. "Nous nous heurtons toujours à l'argument de la "crise du papier". Toutefois celle-ci n'est pas égale pour tous puisque paraissent de nouveaux journaux et de nouveaux hebdomadaires dont la plupart n'ont aucun titre relevant de la Résistance."

Pour se défendre, Pierre-Henri Teitgen explique à la radio qu'on ne pourrait acheminer à Paris le papier dont la presse a besoin qu'en prélevant sur "les trains affectés au ravitaillement, au transport de charbon destiné aux centrales électriques et aux usines à gaz." C'est le temps de la pénurie.

Beaucoup de ces journaux sont mal conçus, mal gérés, fragiles. Les équipes qui les dirigent manquent de professionnalisme, de rigueur.

"Il y avait, écrit Philippe Viannay, l'un des fondateurs de France-Soir, les apparences et la réalité. Les apparences étaient brillantes. (…) La réalité l'était beaucoup moins. (…) Notre notoriété, due à notre courage, devrait pour perdurer se fonder sur un talent ou des compétences ; la réussite du journal, désormais produit sur un marché et donc en concurrence avec d'autres n'irait pas de soi. Le capital que nous représentions était des plus fragiles." (Du bon usage de la France, p.174)

Trop souvent, on cherche des solutions politiques aux problèmes de gestion. Le manque de papier autorise tous les trafics, il arrive que l'on vende au plus offrant celui auquel on a droit, que l'on paie ses fournisseurs avec des chèques en bois. Certains, suivant les recommandations de la Fédération Nationale de la Presse, refusent les factures (mais non les dépêches!) de l'AFP qu'ils veulent voir transformée en coopérative… Dès 1947, le nombre de titres diminuent. Neuf quotidiens parisiens disparaissent, les tirages diminuent. La lente glissade des ventes, qui ne cessera plus jamais, a commencé.

Aux Messageries Françaises de Presse, la situation n'est guère plus brillante. Les nouveaux dirigeants, Vallois, Guyot, Mestre manquent d'expérience. Ils veulent faire de l'entreprise une vitrine sociale. Ils ont la réputation d'offrir les meilleurs salaires de Paris, alors que le directeur des messageries Hachette d'avant guerre se vantait de donner les plus faibles. Ils assouplissent la discipline de fer que celui-ci avait imposé.

Ils ne font pas payer aux journaux leurs invendus, alors même qu'il faut les transporter. Avec ce système, ce sont les éditeurs dont les journaux se vendent qui financent les titres qui ne trouvent pas de lecteurs. Lorsque le gouvernement baisse de façon autoritaire le prix des quotidiens, ils maintiennent la remise qu'ils versent aux éditeurs. Ils laissent impayées de nombreuses factures et… jouent de malchance. Ils n'arrivent pas à rapatrier l'argent des journaux distribués en Allemagne.

En un mot, ils gèrent les messageries en dépit du bon sens. On ne travaille guère aux MFP. Ni dans les ateliers de départ. Ni dans les services de comptabilité. "Dans le courant de la journée, raconte Marcel Chauveau qui était alors jeune employé aux écritures à la comptabilité dépositaires, le travail était effectué sans enthousiasme. On essayait de rattraper les retards avec des heures supplémentaires." Les comptes s'en ressentent. "L'envoi des relevés clients banlieue et province a subi, explique alors un expert chargé d'examiner les comptes de l'entreprise, des retards qui seraient dû à des difficultés matérielles d'organisation, ce qui a du même coup entraîné un recul des règlements correspondants." Les impayés s'accumulent et atteignent des montants considérables. L'entreprise ne fonctionne plus normalement. Tout se passe comme si les cadres qui font fonctionner les messageries avaient décidé de faire la grève du zèle.

Alors même que les fonds ne rentrent plus, les dépenses augmentent. On embauche à tour de bras à des salaires qui font rêver tout le Paris des petites gens.

Avec ces méthodes, la situation se dégrade rapidement. Dès janvier 1946, les .i.MFP ; doivent recourir à des avances bancaires ; en juillet, elles warrantent la presque totalité de leur matériel automobile ; elles ne versent pas leurs cotisations sociales… Ce qui ne les empêche pas d'embaucher définitivement, en juin, 700 saisonniers. Plus grave, enfin, elles retardent les paiements de ce qu'elles doivent aux journaux. Cela signe leur arrêt de mort. Les éditeurs protestent et mettent le sujet à l'ordre du jour de l'assemblée générale de la Fédération Nationale de la Presse Française. Dès août 1946, Georges Vallois l'avoue : l'entreprise, telle qu'elle est gérée, n'est plus rentable.

La naissance de l'Expéditive

C'est le moment que choisit la Librairie Hachette pour relever le nez. Ses équipements et locaux de la rue Réaumur sont exploités par les MFP, mais le travail de messagerie, surtout en ce temps-là ne demande guère d'investissements matériels : il suffit de cases pour ranger les titres et de camions. Rien de plus!

A la différence des éditeurs de journaux interdits de publication, rien, aucun texte, aucun jugement ne s'oppose à ce qu'elle reprenne cette activité. Elle entreprend donc de reconquérir son marché discrètement, en avançant masquée selon une technique qu'elle utilisera à plusieurs reprises dans ces années où son nom sent encore le soufre. Elle se cache derrière des prête-noms, des filiales, des sociétés qu'elle rachète. Cela ne trompe pas les gens bien informés, mais les naïfs, et ils sont alors nombreux, s'y font prendre. Lorsqu'ils découvrent la vérité, il est trop tard.

En août 1946, la Librairie Hachette reprend l'Expéditive, une société de transports de journaux créée en 1925 et spécialisée dans la diffusion de titres italiens. Elle l'installe dans des locaux qu'elle vient de racheter, rue Christine, au numéro 6, à deux pas de ce qui est aujourd'hui le siège de l'Evénement du Jeudi.

Ce n'est pas l'idéal. On est sur la rive gauche, loin du quartier de la presse. La rue est minuscule, toute en angles, coincée entre la rue des Grands-Augustins et la rue Dauphine. L'immeuble est profond mais étroit, sombre, plus fait pour des logements que pour des installations industrielles. On est en plein Saint Germain des Près, mais les voisins sont de bonnes gens, habitués à se coucher et à se lever tôt. Ils multiplient les protestations, écrivent au commissariat de police, à la mairie de Paris. Lorsqu'ils n'en peuvent plus, ils jettent le contenu de leur pot de chambre (on utilise encore beaucoup cet instrument dans le Paris populaire de l'époque) sur les aboyeurs et porteurs. Le seul bénéfice secondaire de cette installation est la présence, à quelques pas, au coin de la rue Dauphine d'un des hauts lieux de l'existentialisme : le Tabou. Le bar reste ouvert toute la nuit et l'on y rencontre, aux heures les plus sombres de la nuit, Raymond Queneau et Jean-Paul Sartre, Albert Camus et Arthur Koestler. Boris Vian et Juliette Greco viennent y boire un verre après le spectacle qu'ils donnent à la Rose Rouge.

Le directeur de cette nouvelle messagerie, Louis Desnoyers, est un ancien de chez Hachette. En quelques semaines, il monte toute une entreprise. Il embauche du personnel (il y aura près de 800 personnes), il fait venir de province tous les cadres des messageries partis pendant l'exode, il fait savoir à ceux restés à Paris, qu'il a du travail pour eux. Puis il fait, avec Gérard Pinot, un industriel provisoirement reconverti dans la presse, le tour des éditeurs. Tous deux leur proposent les services de Hachette, son professionnalisme, sa connaissance des marchés de la presse, du réseau de dépositaires. Ils marquent très vite des points.

Les éditeurs s'inquiètent des difficultés des MFP, des impayés qu'elles accumulent. Qu'elles cessent de leur verser ce qu'elles leur doivent et c'est la faillite assurée. Beaucoup, déjà, vivent dans des conditions économiques très précaires. Les longues grèves des rotativistes, au début de 1947, ont vidé leurs trésoreries. Faute de ressources publicitaires, les plus fragiles doivent déjà multiplier les expédients. Libération, que dirige Emmanuel d'Astier de la Vigerie, lance ses premiers appels aux lecteurs qui permettront de blanchir l'argent que le Parti Communiste reçoit d'URSS ; France-Soir reçoit, sans le savoir, de l'argent des fonds secrets… d'autres font appel aux capitalistes.

Combat est le premier des grands journaux de la Résistance à s'adresser à l'Expéditive. La négociation a été menée avec Pascal Pia, son rédacteur en chef, mais c'est Albert Camus qui a pris la décision. "Ce soir là, raconte Gérard Pinot, j'ai su que nous avions gagné la partie." Quelques semaines plus tard, Paris-Matin, puis le Populaire, le journal de Léon Blum, et Résistance s'adressent à leur tour à l'Expéditive. En décembre 1946, le Parisien Libéré les rejoint. Dans la bataille qui l'oppose aux puissantes MFP, la petite entreprise des Hachette a une arme décisive : l'argent. Les journaux qui lui confient sa distribution savent qu'ils seront payés.

Ceux qui préférèrent rester aux MFP n'eurent pas cette chance. Coq Hardi, un journal de bandes dessinées, fut de ces victimes :

Coq Hardi, raconte son créateur, Marijac, atteignait les 175 000 exemplaires par parution lorsque les messageries furent en difficulté. Que faire? Je continuai de fournir du papier, espérant que tout rentrerait rapidement dans l'ordre. Hélas, ce fut la faillite, et pour Coq Hardi la perte de la recette de nombreux numéros. Pour notre société, c'était un désastre, une dizaine de millions de l'époque! (…) Mon imprimeur alla, par économie, jusqu'à imprimer Coq Hardi en deux couleurs, me forçant à refaire les calques en quelques heures… Je dus me résoudre à vendre mon titre aux éditions Montsouris… (cité par Alain Fourment dans son Histoire de la presse des jeunes et des journaux d'enfants, p.277)

C'est alors que s'engage une bataille politique dure et difficile qui oppose la Librairie Hachette et les éditeurs qui ont rejoint l'Expéditive aux dirigeants des MFP.

Cette bataille porte sur l'attitude d'Hachette sous la troisième République. Mais, puisque l'on est au lendemain de la Libération, on accuse aussi la librairie de ne pas avoir été du bon coté pendant la guerre.

4. Le dossier Hachette

On est en 1946. Reprocher à Hachette son attitude pendant la guerre est de bonne polémique, même s'il y a peu de choses dans le dossier.

Hachette en accusation

Les messageries ont continué de distribuer la presse en zone libre et leurs dirigeants ont été amenés à entretenir des contacts avec les éditeurs de journaux allemands.

Ce sont ces contacts, ou ce que l'on en devine à travers les courriers échangés, qui font l'essentiel du dossier en collaboration que dresse André Wurmser dans le pamphlet qu'il écrit en 1947 (Le Scandale du Trust Vert). Ils concernent, pour l'essentiel, les relations entretenues par les messageries et la revue allemande Signal :

Dès 1940, Hachette diffuse Signal. Il sollicite l'exclusivité de la diffusion en zone dite libre des périodiques et publications allemands. Naturellement, cette exclusivité lui est accordée. (…)

C'est le 7 février 1941 que l'administration de Signal écrit : "après conversation avec Bouchetal, directeur des Messageries Hachette que nous avons obtenu finalement que notre activité soit désormais autorisée en Afrique du Nord. (…)

C'est Hachette qui proposait et placardait des affiches-réclames de Signal, qui en adressait 2500 à ses principaux clients, avec une lettre leur demandant "de les exposer aux endroits les plus favorables." (…) (Docteur Guillotin : Le scandale du trust vert)

L'accusation de collaboration repose sur du courrier commercial signé Antoine, Bouchetal, Bonhomme. Tous noms que l'on connait bien rue Réaumur. Ce sont des lettres, écrites sur le modèle de celles que les messageries envoient régulièrement à des éditeurs. On est loin des courriers que d'autres adresseront aux autorités allemandes, de ceux que cite, par exemple, Pierre Assouline dans sa biographie de Gaston Gallimard, où l'on voit le grand éditeur expliquer qu'il n'aurait jamais publié un livre s'il avait su que son auteur était d'origine juive.

Ces accusations sont de circonstance et nul les prend vraiment au sérieux. Il n'en va pas de même pour ce qui touche à la position monopolistique des messageries Hachette avant-guerre.

Même les plus modérés lui sont hostiles. Hubert Beuve-Meury illustre bien leur position dans un article publié en 1947 dans la revue Esprit :

Il est bien vrai que les messageries disposaient d'un monopole de fait pour la distribution des journaux, monopole qui avait pu triompher de toutes les oppositions. La maison Hachette en tirait d'importants bénéfices, une sorte de pouvoir régalien de censure ou de veto. Certes, on ne saurait dire que ce pouvoir ait été d'application courante, mais n'était-ce déjà pas beaucoup trop qu'il existât et que nul journal ne pût être mis en vente dans les kiosques, nul ouvrage ou brochure dans les gares, contre le gré des messageries distributrices.

Les adversaires de ce monopole se retrouvent dans tous les partis. A gauche, chez les communistes et socialistes, mais aussi au centre et à droite. L'un des adversaires les plus résolus des messageries Hachette est l'ancien directeur de l'Aube, le démocrate chrétien Francisque Gay.

Le monopole des bibliothèques

Ce monopole est double : il y a celui des bibliothèques de gare et celui, plus récent, des messageries de presse.

Le premier date de 1882 : le 9 février de cette année là, la Librairie Hachette signe un contrat d'exclusivité portant sur l'exploitation des bibliothèques installées dans les gares. La Librairie est depuis des années présente dans ces points de vente puisque c'est Louis Hachette qui les a introduits en France sur le modèle de ce que faisait en Angleterre un autre grand éditeur : W.H.Smith. La Librairie s'engage, dans ce contrat, à retirer de la circulation les ouvrages contraires aux bonnes mœurs ou à l'ordre social. C'est ainsi qu'elle refuse de distribuer un roman de Maupassant (Une vie), un ouvrage antisémite écrit par un certain Auguste Chirac, ainsi qu'une revue hostile aux compagnies de chemins de fer (La voie ferrée). L'éditeur de cette revue, un député, proteste violemment, intervient à la Chambre, suscite une pétition que signent des écrivains de renom : Barrés, Bourget, Drumont, Richepin… Le texte reproche au monopole de vouloir censurer la pensée. Quelques mois plus tard, le Petit Journal se plaint, en première page d'avoir dû batailler avec la librairie pour pouvoir "augmenter, suivant la saison et les événements, l'envoi quotidien qu'il fait aux sous-Hachette."

Ces campagnes portent leurs fruits et la Librairie perd la concession des bibliothèques sur quelques réseaux. C'est pour compenser cette perte que l'un de ses dirigeants, Eugène Delesalle, crée un département autonome spécialisé dans le transport et la distribution de journaux.

Le monopole des messageries de presse

Le travail de messagerie est alors effectué par les journaux eux-mêmes et par quelques sociétés spécialisées dans le transport. Tous les grands journaux, le Petit Parisien, le Matin, le Petit Journal livrent eux-mêmes directement les dépositaires en province (le Petit Parisien en a 2800), ce qui donne parfois lieu à de rudes batailles. Le premier arrivé est le premier vendu. Et certains n'hésitent pas à mettre des bâtons dans les roues de la concurrence pour lui faire rater le train.

Dans le livre qu'elle a consacré au Petit Parisien, le journal fondé par son grand-père, Micheline Dupuy décrit bien l'atmosphère de ces messageries :
Cent soixante-quinze crieurs partaient tous les matins à la conquête des trottoirs parisiens, en même temps que s'ébranlaient les carrioles portant aux gares les paquets de journaux destinés à la province. M. Bourbier, le chef des ventes, se rappelait le temps encore assez proche où il ne disposait que d'une seule brouette pour le transport des journaux. Quand Piégu était venu le voir pour se plaindre de la mévente, il avait vociféré, il ne savait pas s'exprimer autrement :
- Les gens aiment pas lire… Gueulez du scandale, la mort subite d'une célébrité, un beau crime et vous les verrez partir vos exemplaires…

Ses conseils n'avaient pas été négligés. (Micheline Dupuy, Le Petit parisien)

Eugène Delesalle a l'idée de réunir ces services : il y a, dit-il, des économies d'échelle à réaliser. Il rachète en 1897 deux sociétés spécialisées : l'agence de François-Louis Périnet et la société Faivre et Cie, installée rue Paul Lelong, qui gère les messageries du Figaro. Les premières années sont difficiles. En 1914, les messageries ont des contrats d'exclusivité avec quelques périodiques, Le Rire, les Annales, Fantasio, les publications Hachette, mais un seul grand quotidien leur fait confiance : Le Journal. Le développement ne commence vraiment qu'après l'armistice, avec l'arrivée du Petit Journal, puis du Matin. Commencent alors des années de croissance. En 20 ans, le chiffre d'affaires est multiplié par six, des établissements sont créés à Javel, rue Montmartre, les effectifs gonflent. En 1939, la rue Réaumur emploie 6000 personnes.

Sous la direction de René Schoeller, qui succède à Eugène Delesalle, les messageries Hachette deviennent une véritable puissance. Les journaux sont à sa merci. Des conflits naissent. On lui reproche d'abuser de son monopole, on l'accuse d'avoir enrayé la diffusion de Messidor, le journal de la CGT, celle de L'Ami du peuple le journal du parfumeur milliardaire Coty.

C'est Hachette, écrit André Wurmser, dans le violent pamphlet qu'il écrit en février 1947 contre la librairie, le fait est patent, qui a coulé l'hebdomadaire lancé par la Centrale Syndicale en 1936-1937 : Messidor ; le Trust Vert (dont il faut ici mesurer la force et l'organisation) réclamait à l'imprimerie 300 000 exemplaires ; grâce à d'habiles manœuvres, qui consistaient essentiellement à servir surabondamment les dépositaires des villes d'eaux ou des quartiers chics et à ne distribuer qu'au compte-goutte Messidor dans les villes et les faubourgs ouvriers, Hachette réussit ce tour de force de retourner 275 000 invendus! Il ne fallut que quelques mois au trust vert pour tuer l'hebdomadaire de la Centrale syndicale exécrée! (Le scandale du Trust vert)

Vrai? Faux? Il est toujours facile d'accuser le diffuseur de son propre échec mais comment éviter les accusations de malveillance lorsqu'il parait si facile de couler un journal qui déplaît?

Dans le cas de L'ami du peuple, la situation est plus nette : les messageries refusent de distribuer le journal et demandent à leurs dépositaires de ne pas le mettre en vente. Coty doit reconstituer un réseau de diffuseurs. Les invendus se multiplient. Malgré sa fortune, il est contraint d'abandonner. Les messageries sont une société commerciale et nul ne peut les obliger à diffuser les journaux qu'elles ne souhaitent pas distribuer, mais lorsque l'on dispose d'un monopole de fait sur la distribution, ce refus devient de la censure.

Un monopole, oui, mais pas n'importe lequel

Ce sont ces situations que les éditeurs ne veulent plus voir. Guy Lapeyre et Edmond Fouret, les deux dirigeants de l'Expéditive; l'ont compris.

Ils pourraient attendre la chute des Messageries Françaises de Presse pour reconstituer, sous un autre nom, le monopole de fait d'avant-guerre. Techniquement, ce serait possible. Politiquement, ce ne l'est pas. Les éditeurs qui viennent porter leurs titres le disent. Albert Bayet, le grand maître de la presse française, qui a repris contact avec Edmond Fouret qu'il connaissait d'avant-guerre, lorsqu'Hachette éditait ses ouvrages, le répète : il n'est pas question de revenir à la situation d'autrefois. Il faut trouver autre chose. Il faut une solution qui offre les avantages du monopole sans en avoir les inconvénients. C'est le seul espoir qu'ait Hachette de récupérer équipements et locaux que l'Etat a réquisitionnés.

La diffusion de la presse est, au même titre que la distribution de l'eau, de l'électricité ou les télécommunications, ce que les économistes appellent un "monopole naturel". Qu'il s'agisse de tri, de transport, de facturation ou de traitement des invendus, le groupage apporte de réelles économies d'échelle. C'est sans doute Fernand Grenier, un député communiste, qui les a le mieux mises en valeur dans une de ses interventions à l'Assemblée :
Actuellement, dit-il, parlant de la situation de concurrence existant début 1947, les Messageries envoient leurs voitures par la route à Reims ou à Saint-Quentin. Les frais sont aussi élevés pour transporter vingt journaux que pour en transporter trente. L'Expéditive envoie également ses voitures à Reims ou à Saint-Quentin pour transporter sept quotidiens. C'est aussi absurde que s'il existait un service postal particulier pour les ouvriers, un autre pour les paysans, un pour les citadins, et un autre encore pour les ruraux. (Journal Officiel, p.1142)

Ces économies d'échelle sont cumulatives : plus on transporte de titres et plus elles sont importantes. Tout conduit donc vers la concentration et la création d'une entreprise unique.

Mais cette situation de monopole présente un inconvénient majeur : elle donne un pouvoir considérable à celui qui le détient. Elle lui donne, dans la presse, celui de censurer les idées qui ne lui conviennent pas. Tout le débat sur la distribution de la presse en 1947 a tourné autour de cette difficulté et sur les moyens d'éviter que la rationalité économique ne donne naissance à un monstre politique.

Deux solutions étaient envisageables :

- on pouvait confier à la puissance publique le soin d'assurer la neutralité. C'est le choix que font les socialistes, des communistes, mais aussi certains démocrates chrétiens ;
- on pouvait donner aux éditeurs un droit de contrôle dans la gestion des messageries.
C'est cette seconde solution qui l'emporta, mais seulement au terme d'une véritable bataille politique qui mit aux prises communistes et démocrates chrétiens.

Un projet MRP

On est alors à quelques mois, à quelques semaines de la rupture entre les communistes et le reste des partis politiques. La tension est vive… Les rumeurs courent les salles de rédaction. Des faussaires seraient en train de fabriquer des documents allemands montrant que Bidault, de Gaulle auraient été en relation avec l'occupant. Le ministre de l'Intérieur découvre un "complot" communiste : Il y aurait 21% de policiers acquis à ce complot, 30% de neutres, 49% d'hostiles. On va saisir des munitions." Le Président Vincent Auriol qui note cette information dans son journal, est sceptique, mais il écrit : "l'atmosphère générale n'est pas bonne." Les plus pessimistes craignent déjà la guerre civile. On s'inquiète des projets de Billoux, le ministre de la Défense. On le soupçonne de vouloir créer des unités entièrement communistes… Le général de Gaulle a engagé le processus qui le mènera à créer, le 14 avril 1946, le RPF.

La presse est un secteur stratégique, un de ces points clefs sur lesquels porte très vite la bataille. Nul ne remet en cause sa liberté. Encore faut-il qu'elle puisse s'exercer.

Plusieurs des dirigeants des Messageries Françaises de Presse sont membres du parti communiste ou très proches de celui-ci. On leur reproche de ne pas traiter également tous les journaux, comme dans cette note interne du MRP :
- Tel chef de service, non communiste, s'est vu adjoindre deux collaborateurs communistes, cependant que ses attributions étaient réduites à fort peu de choses au profit de ses adjoints ;
- Tous les ouvriers licenciés récemment n'appartenaient pas au PC alors que tout nouvel embauché reçoit les cartes du PC et de la CGT ;
- Le journal Résistance s'est aperçu en vérifiant ses paquets d'invendus que quantité d'exemplaires de L'Humanité et du Front National y étaient insérés. Ce travail n'a pu être fait que par des représentants des MFP dans le but d'augmenter le bouillon de Résistance.
(archives Robert Bichet)

Les éditeurs qui s'inquiètent se tournent vers les politiques. Il faut une loi.

Le MRP est alors le deuxième parti de France, derrière le Parti Communiste. Tous ses dirigeants, Georges Bidault, Pierre-Henri Teitgen, Francisque Gay, Robert Schumann… ont été résistants. Ils possèdent un journal, L'Aube, et ont longuement réfléchi dans la clandestinité à la presse. Plusieurs des leurs sont, à la libération, ministres de l'Information. Ils savent l'importance de la diffusion, surtout dans des périodes électorales. "Nous attirons l'attention, écrit le rédacteur de la note que nous venons de citer :
"- sur l'importance de la question : la liberté de la presse ne serait qu'un vain mot si la diffusion de la presse reste sous l'emprise communiste ou tombe entre les mains de Hachette ;
- sur l'urgence de la question : avant une consultation électorale dont l'importance est essentielle, il ne faut à aucun prix que nos journaux fassent l'objet d'un boycottage."
(archives Robert Bichet)

Robert Bichet, qui vient de faire un bref passage au ministère de l'information et deux fonctionnaires de ce ministère, Georges Bouveret et André Schmitt, s'attellent à la rédaction d'une proposition de loi. Ils sont en contact avec les avocats de Hachette qui préparent de leur coté un texte. Des réunions ont lieu dans un bureau en face du Pont-Neuf auxquelles participent des représentants de la Fédération de la Presse. Le consensus se fait progressivement autour d'une séparation entre la compétence technique nécessaire pour distribuer un journal et le pouvoir de décider de sa distribution. La première peut être confiée à un technicien, et pourquoi pas à la Librairie Hachette puisqu'elle a fait ses preuves. Si l'on veut garantir la liberté de la presse, le second doit échapper aux considérations politiques et commerciales. La structure coopérative le permet.

Batailles d'affiches

Pendant que les experts travaillent, les deux messageries s'affrontent sur le terrain. Les MFP interviennent auprès des dépositaires pour leur interdire de distribuer les journaux de l'Expéditive. Leurs dirigeants protestent auprès de la SNCF qui accorde les mêmes facilités aux deux sociétés de messagerie.

Le congrès de la Fédération Nationale de la Presse, vote une motion demandant la "dissolution immédiate" de Hachette. Un des dirigeants des MFP, administrateur de l'Humanité, Jean Dorval, fait état, à la tribune, des rapports qu'auraient entretenu le "trust vert" et les plus hautes autorités allemandes, notamment Geubels. Sans doute veut-il parler du responsable des MCJF. Mais la confusion avec son presque homonyme, Goebbels, est facile. Trop facile. L'Echo de la Presse et de la Publicité la commet dans son compte-rendu. Hachette proteste aussitôt : "A l'aide de simples fautes d'orthographe, écrit la librairie, on arrive ainsi à créer, du moins le croit-on, une atmosphère favorable." D'autres la reprennent dans quelques unes des affiches dont on couvre alors les murs de Paris.

Il y en a plusieurs. La plus violente est titrée : STULPNAGEL DOIT PAYER. Stulpnagel est aujourd'hui bien oublié, mais c'était alors une de ces sombres célébrités dont le nom était synonyme d'horreur. L'affiche accuse Hachette d'avoir été l'agent de ce "bourreau de Paris". La Librairie porte plainte et fait apposer dans les rues de Paris une affiche au titre éloquent : "REPONSE A UNE AFFICHE INFAME". André Wurmser, un écrivain communiste, qui prend, pour l'occasion le pseudonyme "docteur Guillotin" publie un véritable réquisitoire. L'homme a du talent et une plume acide. Il reprend longuement tous les arguments des ennemis du boulevard Saint Germain.

Hachette répond dans une "Lettre ouverte aux honnêtes gens de toutes les opinions" écrite d'une plume tout aussi vigoureuse et renvoie Wurmser à la racine allemande de son nom ("le mot allemand "wurm" signifie ver, serpent)".

Toute violente qu'elle soit, cette campagne ne peut masquer une situation chaque jour un peu plus dramatique. Si décembre 1946 fut un mois terrible pour les MFP, les premières semaines de 1947 sont pires encore. Les MFP sont touchées de plein fouet par les grèves que lancent en janvier, puis en février les ouvriers rotativistes du Livre. Ce sont des grèves dures, longues, menées contre l'avis des dirigeants communistes par des syndicalistes qui, quoique restés à la CGT, appartiennent à la minorité. Le ministre du travail, Ambroise Croizat, dit en conseil des ministres qu'elles sont une "manœuvre concertée de certains éléments contre la presse républicaine." Puis il reproche aux rotativistes, dans un discours radiodiffusé, leurs salaires, très supérieurs à ceux des métallurgistes et fonctionnaires. Une fois n'est pas coutume, le ministre communiste n'est pas loin de penser comme Pierre Brisson, le directeur du Figaro qui suggère, dans un éditorial, que ces grèves visent à ramener les anciens propriétaires de journaux que la Libération a chassés.

On peut, avec le recul, les interpréter autrement et y voir une préfiguration de celles qui se multiplieront quelques mois plus tard un peu partout. N'empêché… Elles mettent à genoux tous les journaux et donnent le coup de grâce aux messageries. Les éditeurs ne sont plus seuls à s'inquiéter. Le gouvernement, le parlement, les partis politiques se saisissent du problème. On demande à la SNEP, la société nationale qui gère les imprimeries nationalisées, de prendre provisoirement en main la distribution de la presse. Tous les partis politiques s'animent. Plusieurs projets de loi sont déposés.

(pour en savoir plus sur la Librairie Hachette et ses fondateurs on peut visiter le site réalisé par un des descendants de la famille : La famille Hachette)

5. Le vote de la loi Bichet

Un seul projet sera discuté. Celui que Robert Bichet a déposé sur le bureau de l'Assemblée le 20 février. Il repose sur deux points majeurs :
- la liberté laissée à un journal de choisir la messagerie qui lui convient le mieux. Ce qu'affirme le premier article d'un projet volontairement rédigé dans le style de la loi de 1881 : "Toute entreprise de presse est libre d'assurer elle-même la distribution de ses propres journaux et publications périodiques."
- la création de coopératives de journaux qui peuvent sous-traiter les tâches matérielles de la diffusion mais doivent, alors, s'assurer un contrôle de la gestion des entreprises auxquelles elles confient cette tâche.

La nationalisation de la distribution est d'office éliminée. Ce n'est pas une surprise. On a beaucoup nationalisé à la libération et le MRP y fut associé comme les autres. Mais en 1947, le vent a commencé de tourner. On hésite à nationaliser. Un débat oppose, début février, la gauche et les modérés sur le sort à faire aux messageries maritimes. Des députés déposent des projets de dénationalisation, un député radical affirme : "le dirigisme, voilà l'ennemi". Certains au MRP redécouvrent les vertus du libéralisme, d'autres craignent les interventions intéressées de l'Etat, tous, enfin, s'inquiètent du coût de l'indemnisation alors que les caisses sont vides. Les dirigeants MRP ont, en effet, toujours été très attachés à "l'indemnisation équitable" des actionnaires des entreprises nationalisées.

L'indemnisation est ici d'autant plus indispensable qu'un véritable imbroglio juridique a présidé à la création des MFP. Les bâtiments et équipements des messageries réquisitionnés en 1944 ont été transférés au Ministère des PTT qui les a mis à la disposition d'un administrateur provisoire. Or, c'est une société à responsabilité limitée qui les exploite. Pour que les choses soient en règle, il aurait fallu un acte de concession. Il n'y en a jamais eu.

Robert Bichet résume tout cela d'un mot : "Nationaliser Hachette aurait été un peu gros" :

On était à une époque où on commençait à comprendre que la nationalisation n'était pas forcément la solution. On rendait au secteur privé ce qui avait été nationalisé à la libération.

Au lendemain de la libération, on avait nationalisé à titre de punition toutes les salles de cinéma qui avaient été occupées par les Allemands. On les a rendues à la Société Générale du Cinéma et elles sont redevenues des salles privées. Les messageries Hachette, c'était la même chose.

La nationalisation aurait été excessive. On ne pouvait pas reprocher grand chose à Hachette. Les messageries étaient dans le cas de ces journaux qui se sont sabordés pendant la guerre et ont reparu à la libération. Au terme de ce que nous avions dit dans la clandestinité, Hachette ne pouvait pas être spoliée. Son matériel a bien été utilisé pour distribuer des journaux pendant la guerre, mais par d'autres…
(Robert Bichet, entretien)

Déposé le 20 février, ce projet vient en discussion au Parlement le 27 mars 1947.

A l'assemblée, des débats de qualité

Paul Ramadier est Président du Conseil depuis le début de l'année. C'est le dernier ministère d'union nationale où les communistes (Maurice Thorez, F. Billoux, Ambroise Croizat, Georges Marrane) côtoient les socialistes, les radicaux et les démocrates-chrétiens. François Mitterrand est ministre des anciens combattants et victimes de la guerre. Dans les milieux politiques, on ne parle que de deux sujets : Joanovici, un aventurier qui a fait fortune avec les allemands pendant la guerre et qui vient de s'enfuir avec la complicité d'un haut fonctionnaire du ministère de la justice, et la taxation de la viande. On en manque dans plusieurs villes et on en a violemment discuté, deux jours plus tôt, en conseil des ministres. Thorez a apporté dans cette discussion son soutien à Ramadier.

A l'Assemblée, la discussion du projet Bichet dure deux jours. Le débat est vif, mais de bonne qualité. On est entre professionnels. Il y a dans l'assistance plusieurs hommes de presse : Emmanuel d'Astier de la Vigerie, qui dirige Libération, Jean Baylet, qui vient de relancer la Dépêche de Toulouse, Paul Verneyras, administrateur de Paris-Normandie, Francisque Gay, Hutin, Desgrées et Pierre-Henri Teitgen. Interviennent aussi Jacques Chaban-Delmas, Paul Ramadier et Charles Lussy, le Président du groupe socialiste. Mais deux hommes dominent et animent tout le débat : Fernand Grenier et Robert Bichet.

Le premier, député communiste de la Seine, a été ministre du général de Gaulle à Alger. Il a interpellé quelques jours plus tôt le gouvernement sur la question de la distribution des journaux. Sa première cible est la Librairie Hachette et ses alliés de la grande banque :

Pendant que des inspecteurs des finances, pour accorder des avances aux messageries ou à une société professionnelle se mettent à peser des œufs de mouche dans des balances de toile d’araignée, Hachette agit. Il obtient, c'est facile, car on est en famille, un crédit de 40 millions de la banque des Pays-Bas ; et un autre crédit de 40 millions de la banque d'Indochine. Depuis un an et demi, il a pu lancer sur le marché pour 340 millions de francs d'emprunts obligataires. Toutes les banques sont à fond pour Hachette… (Débats du Parlement, p.996)

Mais il sait qu'attaquer Hachette ne suffira pas. Il faut parler de la distribution de la presse, de son économie. Il le fait longuement, avec compétence : il connait sur le bout des doigts le dossier.

Une entreprise de messagerie de presse est, explique-t-il, nécessaire pour l'ensemble des journaux parisiens. (…) Cette organisation s'avère nécessaire pour grouper tous les titres dans un même envoi, ce qui permet une réduction énorme des frais de manutention, d'emballage et d'expédition. Seule, elle rend possible la rationalisation des méthodes de travail, l'utilisation des moyens mécaniques à grand rendement, une compression importante des frais administratifs et l'emploi de machines comptables.

Elle facilite la surveillance de 20 000 comptes, simplifie le recouvrement des créances et la détection des mauvais payeurs ; elle entraîne enfin la réduction des frais de transfert ou de valeurs. (débat du Parlement, p.1141)

Son raisonnement tient en deux phrases :
- la distribution de la presse ne peut échapper au monopole, le groupage des titres est une nécessité ;
- seul l'Etat peut assurer la neutralité d'un monopole.

Robert Bichet : un ingénieur tombé en politique

Robert Bichet est moins connu. Lui aussi a été ministre. Pendant 2 mois, en 1946, il fut chargé de l'information dans le cabinet Bidault où il avait comme principal collaborateur un jeune inspecteur général originaire de Rouen, agrégé de philosophie : Jean Lecanuet.

Ingénieur, ancien élève de l'Ecole Nationale Supérieure des Arts et Métiers, c'est un franc-comtois pur sang, un homme du terroir. Sa famille est installée depuis des siècles à Rougemont, dans un pays au paysage longuement travaillé par les éléments, entre Besançon et Sochaux. Sur les photos de l'immédiat après-guerre, il a l'allure compassée, un peu trop lisse du bourgeois qui respecte les convenances. Image trompeuse, loin de celle qu'il a laissée à ses amis, loin, plus encore, de celle qu'il donne aujourd'hui, vieillard lucide et rieur, qui a conservé de sa jeunesse le goût du jeu et des gestes d'adolescent.

Très vite, ce fils d'un marchand de vin franc-maçon élevé par une mère chrétienne, se lance dans la politique, coté démocrate chrétien. Candidat malheureux dans le Doubs, il se fait élire en Seine et Oise. Il sera, longtemps, maire d'Ermont. Il est en contact dès juillet 1940 avec des résistants et participe, en octobre 1940 à la création d'un réseau en Franche-Comté.

Nous serons bientôt, raconte-t-il dans le livre qu'il a consacré à l'histoire du MRP, les premiers à diffuser dans la région Résistance et le Courrier de Témoignage Chrétien. Nous avons même parmi nous un professionnel de la diffusion, un libraire, dépositaire de journaux : Louis Cêtre. (Robert Bichet, La démocratie Chrétienne en France)

Plus tard, il devient délégué pour la Bourgogne et la Franche-Comté du secrétariat général à l'information qu'avaient monté au Conseil National de la Résistance Pierre-Henri Teitgen et Francisque Gay.

Pieuvre verte contre pieuvre rouge

A l'Assemblée, il prend d'autorité la parole. C'est son projet. Il le défend avec vigueur et va droit à l'essentiel : "la liberté de la presse, dit-il dès son introduction, n'est pas seulement pour le journaliste le droit d'exprimer et traduire sa pensée ; elle s'étend du rédacteur au lecteur. Elle se manifeste dès le moment où le rédacteur écrit son article et doit demeurer une réalité jusqu'au moment où le lecteur lit cet article."

Tout le débat tourne autour de Hachette : le projet de loi en discussion permet-il la reconstitution des messageries Hachette comme le craignent Fernand Grenier, Charles Lussy, Emmanuel d'Astier de la Vigerie, mais aussi, de manière plus discrète, Francisque Gay, qui, quoique MRP, n'hésite pas à voter, à l'occasion, avec la gauche?

Quand une société coopérative qui se sera constituée conformément à la loi ne disposera pas des moyens matériels de distribution, soit en locaux, soit pour le routage, à qui s'adressera-t-elle? Actuellement et pour un délai assez long, elle ne pourra s'adresser qu'à la seule maison Hachette. (Emmanuel d'Astier de la Vigerie, Débats de l'Assemblée Nationale)

Difficile de le contredire : où installer les messageries, sinon dans le quartier de la presse, là où Hachette possède installations et locaux?

La loi apporte-t-elle des garanties contre la reconstitution d'un monopole de fait comme l'affirment Robert Bichet, Jacques Chaban-Delmas, Alfred Coste-Floret? A la "pieuvre verte" les promoteurs du projet opposent la "pieuvre rouge" :
Vous ne voulez plus revoir le trust Hachette. Nous non plus. Vous ne voulez plus revoir de monopole de fait. Nous non plus. Mais vous proposez de changer le monopole au profit de certains bénéficiaires. Cela, nous ne le voulons pas non plus. (…) Je ne veux pas qu'à la tyrannie de l'argent se substitue la tyrannie d'un parti ou d'une majorité. (Robert Bichet, Débats de l'Assemblée Nationale)

La solution est dans l'entrée des coopératives de presse dans le capital des sociétés de messagerie. Pour que cette barrière ne soit pas de "papier" Alfred Coste-Floret propose que les coopératives aient une participation majoritaire.

Dans l'après-midi, René Thuillier, du groupe communiste, fait ajouter un membre de phrase qui fait obligation aux coopératives d'accepter tout journal ou périodique qui accepte les conditions de la société de transport. Les messageries ne pourront plus refuser de distribuer un journal. C'est un des articles clefs de la loi qui vient d'être voté. Non seulement le retour d'une affaire comme celle qui opposa Coty à la Librairie Hachette avant guerre devient impossible, mais les services des messageries sont dorénavant ouverts, sans aucune restriction, à quiconque veut éditer un journal.

Puis la discussion se fait plus difficile. Le Président du Conseil doit intervenir. Il rappelle de quelques mots l'urgence de la situation et souligne que les journaux se sont rencontrés, qu'ils travaillent à la mise sur pied d'une nouvelle organisation…

Emmanuel d'Astier de la Vigerie et Charles Lussy multiplient les objections. Le Président de séance s'emmêle dans ses papiers. Francisque Gay s'oppose à Chaban-Delmas. Le débat se cristallise autour du contrôle des sociétés auxquelles les coopératives confient le travail de messagerie. Après une longue discussion, l'assemblée retient l'amendement d'Emmanuel d'Astier de la Vigerie qui élargit les pouvoirs de contrôle du commissaire représentant l'Etat. Cet Etat que Jacques Chaban-Delmas et quelques autres voulaient justement éloigner de la presse…

Le 29, en fin d'après-midi, après que le Parlement ait autorisé le gouvernement à donner la garantie de l'Etat aux ouvertures de crédits consenties aux coopératives de presse, la loi Bichet est votée par une majorité où l'on trouve côte à côte le Parti Communiste et les amis de Robert Bichet. Seule la droite s'abstient… Les NMPP peuvent naître.

L'ombre d'un patron

Editeurs, fonctionnaires, juristes, hommes politiques, nombreux sont ceux qui ont mis la main à la création de ce qui est devenu le plus bel outil de la presse française. Un homme l'a voulu, a eu le cran de le réaliser alors que tout paraissait perdu pour lui et les siens : Edmond Fouret.

Pendant toute la bataille, il est resté dans l'ombre, caché dans ses bureaux de l'avenue Pierre 1er de Serbie. Chaque soir, Pinot, Lapeyre, quelques autres, venaient lui rendre compte de leurs démarches.

Aujourd'hui, il est resté seul.

Dehors, la nuit est tombée sans qu'il s'en rende compte. Il faudrait allumer une lampe. Mais le vieil homme n'en a cure. Il a gagné une dernière bataille. La plus difficile, peut-être, de toute sa longue carrière. La plus dure, la plus brutale. La Librairie Hachette et ses dirigeants avaient souvent été critiqués, contestés, mais jamais encore on ne les avait accusés, par voie d'affiche, de collaboration avec l'ennemi. Il en est encore blanc de colère : aux jours noirs de l'occupation, c'est lui qui a décidé d'abandonner ses bureaux parisiens à l'occupant! lui, qui a refusé de vendre aux Allemands, malgré les pressions de Laval!

Dans quelques jours, naîtra donc une nouvelle société qui viendra prendre la suite des puissantes messageries qu'Eugène Delesalle avait créée à la fin du siècle dernier.

Oh! Tout ce ne sera pas comme avant. Mais peut-être est-ce mieux. C'est ce que lui ont expliqué ses conseillers :

- Nous ne pourrons pas, lui a-t-on dit, revenir à la situation d'avant-guerre. Il n'y aura plus de monopole. Même nos amis n'en veulent pas. Mais cela évitera qu'on nous fasse le reproche de vouloir tout censurer.

Il les a écoutés. Il a eu raison.

Il va bientôt fêter ses 80 ans et sait que demain, il va devoir passer la main. Il a choisi deux hommes : un neveu, Robert Meunier du Houssoy, pour diriger la Librairie Hachette ; un homme de caractère, de talent et de volonté pour reprendre les messageries : Guy Lapeyre.

6. Une bonne loi

Quarante ans plus tard, cette loi conçue dans une période de turbulence, écrite rapidement, votée plus vite encore, vit toujours. Personne ne la conteste plus.

Son texte /L'essentiel est dans les deux premiers qui affirment que "la diffusion de la presse imprimée est libre" et que le "groupage et la distribution de plusieurs journaux ne peuvent être assurés que par des sociétés coopératives de presse". Tout journal qui en fait la demande doit être admis dans les sociétés coopératives dont la gestion est soumise à un certain nombre de contrôles. Ces sociétés peuvent, si elles le souhaitent, déléguer les opérations matérielles de messagerie à des sociétés commerciales, mais elles doivent alors en conserver le contrôle.

Ces contrôles sont assurés par un Conseil Supérieur des Messageries dont le rôle est "de coordonner l'emploi des moyens de transports à longue distance" et "d'assurer le contrôle comptable."

Cette loi fait de la France une exception. Il n'existe aucune disposition similaire en Allemagne, en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis.

Dans beaucoup de pays, les seuls textes réglementant la distribution traitent de la vente illégale ou de la vente de publications clandestines. Ailleurs, la loi prévoit des aides financières : un arrêté autrichien de 1953 permettait la distribution postale gratuite des journaux de moins de 20 grammes ; les chemins de fer belges accordent à la presse des tarifs préférentiels. Seule la Suède semble s'être souciée d'une diffusion impartiale : l'administration y a constitué des sociétés de distribution qui garantissent un traitement identique à tous les titres. A l'inverse, la loi permet, en Suisse, des contrats exclusifs entre propriétaires de journaux et agences de diffusion.

Ces exemples étrangers indiquent que l'on aurait pu assurer la liberté d'opinion par d'autres voies. Ils montrent aussi ce que notre système doit au contexte historique dans lequel il a été développé.

Un modèle d'économie mixte

Cette loi appartient au lot de celles qui, à la libération, ont été votées sur la presse, elle en partage l'esprit. Ses rédacteurs se sont attachés à définir un système qui permette d'échapper à la corruption, au pouvoir de l'argent qui avaient marqué la presse de la Troisième République.

En refusant aussi bien la nationalisation du système de distribution que la reconstitution des messageries Hachette, ils ont développé un modèle d'entreprise original, qui relève de ce que l'on appelait déjà l'économie mixte.

Ce modèle, qui parait largement inspiré de la réflexion démocrate-chrétienne sur l'entreprise, privilégie les médiations. Il multiplie les points de contact, les espaces de dialogue : coopératives, conseil supérieur, conseil de gérance… les acteurs, éditeurs, prestataires de service qui transportent la presse… ont mille occasions de traiter un conflit par la négociation avant qu'il n'éclate.

Il intègre les ouvriers et les associe à la réussite de l'entreprise : l'article 13 précise qu'une fraction au moins égale à 25% des excédents résultant de la gestion doit être attribuée à l'ensemble du personnel de l'entreprise. On n'est pas très loin des idées gaullistes sur la participation : l'entreprise est une communauté, tous doivent pouvoir profiter des résultats de son activité.

Il relègue l'Etat dans un rôle secondaire. Les auteurs de la loi s'en méfient comme ils se méfient du marché qui n'assure pas un traitement impartial pour tous. Il leur préfère un mécanisme de type démocratique : gros ou petits, les éditeurs membres d'une coopérative ont les mêmes droits. Dans son article 10, la loi précise :
"quelque soit le nombre des parts sociales dont il est titulaire, chaque sociétaire ne pourra disposer, à titre personnel, dans les assemblées générales, que d'une seule voix." (article 10)

Le souci de donner à tous le même accès au système de distribution est la pierre angulaire de la loi.

Ce texte n'interdit pas de faire appel à des sociétés commerciales, mais il retire au propriétaire des moyens de production le pouvoir de décision qu'il confie à une structure où les éditeurs sont majoritaires :
"si les sociétés coopératives décident de confier l'exécution de certaines opérations matérielles à des entreprises commerciales, elles devront s'assurer d'une participation majoritaire dans la direction de ces entreprises, leur garantissant l'impartialité de cette gestion et la surveillance de leurs comptabilités." (article 4)

Toujours dans la même veine "anticapitaliste", il remplace le bénéfice qui sert à rémunérer le capital par la notion d'excédent ou de trop perçu qui mesure l'écart entre un prix de revient estimé et le prix de revient réel. L'objectif du capitaliste est, selon la théorie, de maximiser son profit, celui du gestionnaire de coopérative, inverse : il n'y a d'excédent que parce qu'il ne sait pas estimer correctement ce que seront les coûts futurs de la distribution. S'il possédait des outils de prévision parfaits, il pourrait ramener à zéro cet écart entre le prévisionnel et le réel.

Ce mécanisme fait de l'entreprise de messagerie un outil technique au service de la presse.

Cet outil doit obéir à des règles de fonctionnement strictes, la principale étant une application impartiale du barème :
"le barème des tarifs de messageries est soumis à l'approbation de l'assemblée générale. Il s'impose à toutes les entreprises de presse clientes de la société coopérative." (article 12).

Cette loi n'empêche pas les journaux de se distribuer eux-mêmes, mais elle s'inscrit dans un mouvement qui tend à confier à des sociétés extérieures, souvent collectives, des fonctions de l'entreprise. En même temps que se développe un système de messageries coopératif, on voit les éditeurs confier l'impression de leurs journaux à une société nationale, la SNEP, déléguer leurs achats de papier à une société spécialisée (la Société Professionnelle des Papiers de Presse) et demander à Havas de prendre en charge leur régie publicitaire. Cette externalisation va avoir deux conséquences majeures :
- elle va permettre aux entreprises de presse que dirigent des journalistes de se spécialiser dans ce qui parait alors l'essentiel : le texte, la rédaction, l'opinion. Mais ceci se fera au dépens de l'administration des journaux longtemps restée la mal aimée de la presse française ;
- elle va donner aux journaux parisiens, souvent fragiles, recréés à la libération, avec peu de capitaux, les moyens de leur ambition nationale.

Cette loi a d'autres conséquences, notamment en matière commerciale. Elle interdit aux messageries de choisir les titres qu'elles veulent distribuer :
"devra être obligatoirement admis dans la société coopérative tout journal ou périodique qui offrira de conclure avec la société un contrat de transport (ou de groupage et de distribution) sur la base du barème des tarifs" (article 6)

C'est une garantie d'impartialité : pas question de refuser un titre pour des motifs idéologiques ou économiques. Mais c'est plus encore : le distributeur ne peut choisir les titres qu'il vend. Ce qui exclut qu'il les achète : comment obliger un commerçant à acheter l'ensemble des produits de presse? La seule solution est de faire des vendeurs de presse des mandataires. Les exemplaires qu'ils manipulent, mettent en rayon, sont, jusqu'à ce qu'ils soient vendus, la propriété des éditeurs. C'est en amont, donc, chez les éditeurs, que sont prises les décisions d'envoyer du papier. Cette même disposition donne aux éditeurs la liberté de choisir les commerçants auxquels ils confient leur papier et donc de structurer comme ils l'entendent le réseau de vente de la presse, d'accepter ou de refuser l'implantation d'un marchand de journaux. C'est un des mécanismes fondamentaux des messageries qui se met ici en place : les dépositaires et diffuseurs de presse sont des commerçants indépendants, mais ils ne peuvent ouvrir boutique qu'après avoir reçu l'agrément des éditeurs réunis dans une Commission d'Organisation de la Vente.

La force de cette loi discrète dont on parle peu hors les milieux professionnels est d'avoir su conjuguer liberté d'opinion et impératifs économiques.